Récit

Les voyages de Jules 2ème épisode

La veille de mon départ, on a fait un sacré raffut à la capitainerie de Beez. Parents et amis défilaient comme si j’allais embarquer pour l’Antarctique. N’empêche que sans le montrer, je n’en menais pas large. D’après ce que racontaient les bateliers avec des petits sourires entendus, la Meuse pouvait quitter sans crier gare ses allures de long fleuve tranquille et pimenter ta navigation de tours pendables. C’est en les écoutant que j’ai pris ma décision. Avant de débarquer çà et là en exploration, je remonterais le fleuve le plus près possible de sa source pour découvrir ses différents visages et repérer ses sautes d’humeur. On allait vivre ensemble un bon bout de temps, il faudrait qu’on s’entende. Avec la Meuse, ce serait un peu comme avec les filles. D’abord une solide connaissance du terrain, pour éviter toute mésalliance.

Je voulais quitter le quai sans voir s’agiter un seul mouchoir. Ah, cet instant où j’ai détaché les cordages dans le petit matin brumeux, salué par le chœur des bernaches ! Un shoot unique, indescriptible. Adieu, la terre ferme. Bonjour, la liberté et les horizons nouveaux  Une semaine, les amis, toute une semaine à glisser de mon mieux, attentif, concentré, sur ce miroir mouvant qui changeait sans cesse de couleur. Moi l’étudiant poussif, le gars hypercool, je me transformais en expert-comptable pour planter les jalons de mon parcours, avertir les éclusiers, prévoir l’heure de mon passage en fonction de ma vitesse, surveiller ma consommation de carburant, j’apportais à tout cela une application exagérée, les premières nuits j’en perdais le sommeil, il m’arrivait de rêver qu’une écluse maléfique gardait l’Eugénie prisonnière ou que le Mahwot, cet affreux lézard de la taille d’un veau, surgissait du ténébreux tunnel de Ham et fondait sur moi dans un horrible rugissement nasal.

Au fil des jours cependant, je me suis peu à peu détendu. Ma conduite du bateau se faisait plus aisée et précise, je craignais moins les écluses et les tunnels. L’entraînement intensif auquel je m’étais soumis avait porté ses fruits. A l’approche de Charleville-Mézières, je me sentais joyeux, apaisé.
Un état d’esprit qui s’accordait à merveille avec l’atmosphère paradisiaque du bout de Meuse où je voguais. A Joigny, j’ai repéré le ponton d’une halte nautique et j’ai décidé de m’offrir une escale improvisée.

Sur la berge, un toutou aux aguets épiait mes manoeuvres avec le sérieux d’un inspecteur des voies navigables. Un vrai bâtard au poil hirsute, blanc et gris, juché sans grâce sur de hautes pattes, la gueule ornée d’une imposante moustache.
Comme c’était le seul habitant à la ronde, je me suis mis à lui parler, à lui raconter ma jubilation d’avoir amadoué le fleuve sans anicroche, il s’est assis pour m’écouter, la tête un peu penchée, le regard déjà plein de dévotion, et j’ai déballé mon histoire… Eh ben, mon bon, je vais te dire, j’étais pas du tout sûr que j’y arriverais, mais ça y est, mon vieux, ça y est, maintenant je peux choisir sans souci la contrée que je veux découvrir, je l’ai eue, la Meuse, on est copains, maintenant, c’est vrai que j’en ai plein le dos des sandwiches de maman et que mon linge sale s’entasse à bord mais tout ça, c’est des détails parce que, tu vois… J’ai dû lui parler comme ça pendant des plombes, il avait l’air passionné par mes confidences. Quand j’ai pris congé, il s’est dressé d’un bond et m’a collé aux fesses.
On a flâné dans les rues de ce joli village assoupi dans son écrin de verdure, gavé de quiétude et de soleil. Personne en vue pour me renseigner sur la provenance de mon acolyte, les gens travaillaient ou faisaient la sieste. Le Café des grands ducs semblait fermé depuis longtemps et l’épicerie à l’enseigne prometteuse, La prospérité, ouvrait seulement les matinées. Le prétexte idéal pour songer à passer la nuit dans cet endroit oublié du temps. J’y ferais mes provisions le lendemain.
Une heure plus tard, trêve de mirages, j’aperçois la silhouette voûtée d’une vénérable autochtone vers laquelle je cours, le
toujours collé à mes basques. Oui, oui, elle reconnaît l’animal, elle l’a vu une fois à Nouzonville, près d’ici, avec une diseuse de bonne aventure. Quand je lui demande de la décrire, elle hausse les épaules. Je la remercie, je fonce au bateau et je décroche mon vélo. Sur la Voie verte en direction de Nouzonville, le chien galope derrière ma roue.
Au pied de la rampe qui m’amène en ville, j’avise un banc sur lequel un cyclo récupère, le regard perdu dans les branches d’un mirabellier qui lui masque la ville, étalée sur l’autre rive.
Il ne sait rien de mon compagnon. Je cadenasse mon vélo et le confie à Jean-Baptiste Clément, ici statufié, salut l’artiste, il a composé Le temps des cerises que la mère de Dédée fredonnait en boucle dans sa maison de retraite. De l’autre côté de la rue, encore un établissement désaffecté, Chez Gabin. En traversant le pont qui enjambe la voie ferrée vers le centre-ville, je gamberge. Si j’étais riche, je rendrais leur lustre d’antan à tous ces vieux cafés décrépis et muets.

Comme d’autres bourgs du coin, Nouzonville survit vaille que vaille au déclin de l’industrie métallurgique qui a longtemps prospéré dans la région. Mais on en veut, ici, on tient à son terroir et certains semblent heureux de s’y installer. À l’épicerie Pékin, une famille turque (!) expose un appétissant étal de fruits et légumes. L’un après l’autre, j’interroge les commerçants et les gens que je rencontre dans la rue, certains me disent avoir aperçu le chien auprès d’une mystérieuse voyante en guenilles bariolées, mais nul ne sait où la trouver.

Si je ne récolte aucune info sérieuse, je fais des découvertes surprenantes, j’en oublie parfois le motif de mes recherches, d’autant que le chien se fait tout petit, tout docile et se contente d’épouser mes mouvements, à croire qu’une agence d’espionnage lui a confié la mission de me filer le train.

Nouzonville a ses artistes et ses érudits. Dans la rue de la Ferronnerie, une jeune ado passionnée de danse orientale et de street jazz multiplie les pirouettes. De l’impasse du général Margueritte, qui jouxte l’église Sainte-Marguerite aux épaules harmonieuses, surgit Renelle, penchée sur son déambulateur. Elle m’invite à faire la distinction entre le nom du héros militaire (deux t) et celui de la vierge martyre (un t) puis elle m’invite aux fêtes de la Sainte-Anne, elle m’en enverra la description par la poste si je ne suis pas libre. Je lui file l’adresse de Dédée.

C’est trop d’érudition d’un seul coup pour mon cerveau flemmard, j’hyperventile et je m’écroule sur une des chaises installées devant la boulangerie, Au pain de la vallée, j’engouffre une tarte au citron meringuée, une autre aux abricots et, curiosité oblige, un Croq Arden, ce gâteau en pâte sablée et compotée de fruits, couvert de chocolat, dont la forme figure le territoire des Ardennes. Je le partage avec mon compagnon, à son regard éploré, je me rends compte que la faim le tenaille, il faut agir, retrouver sa maîtresse au plus vite.
Je visite au pas de course les deux pharmacies, les trois fleuristes et l’étude notariale. Je néglige le salon de toilettage canin – vu son look, c’est pas le genre du chien – et je me prépare à entrer chez le docteur Richard quand la première bonne idée me vient : consulter le vétérinaire. Pendant que j’explique la situation à une blonde et avenante femme de sciences, le chien m’attend dehors et regarde ailleurs, ça ne le concerne pas et il le fait savoir. Ici encore, déconvenue, mon vagabond n’est pas un patient du cabinet. Il n’est pas davantage client du Clément, le Point presse qui fournit aux Nouzonnais leur nourriture culturelle.

Où courir, où ne plus courir, j’étais à bout de ressources, j’avais tout exploré, à part le garage Citroën, la banque Kolp et le salon des pompes funèbres. Ma devineresse s’était volatilisée. J’ai fini par croire qu’il s’agissait d’une de ces sorcières fantômes qui hantent les bords de Meuse et se jouent des mortels en apparaissant où et quand bon leur semble. A en croire la subtilité hors du commun de son clébard, il avait peut-être hérité de ses pouvoirs magiques.

J’ai invité l’intéressé à manger un kebab chez Metin puis on a pris un verre au Bar de l’amitié en discutant du Tour de France avec des gars du coin drôlement branchés sur la question. On était bien, là, à s’échanger des réflexions sur les coureurs belges et français, quand je me suis rappelé que mon vélo devait se poser des questions. J’ai salué la compagnie à regret, admiré au passage l’élégante mairie dont la blancheur se détachait dans le crépuscule et retraversé le pont. Ma bécane n’avait pas bougé. J’ai filé vers Joigny, l’air du soir était tiède et doux. La robe grise de la Meuse brillait dans l’obscurité.
L’Eugénie nous attendait. Sans hésiter, le chien a sauté à bord et s’est choisi un poste de garde avancé, il s’est étendu par terre dans la cabine de pilotage. Rompu par mon travail d’investigation, j’ai remis à plus tard la poursuite de mon enquête et, bercé par le frémissement du fleuve, j’ai piqué le plus délicieux des roupillons. J’ai rêvé que je gagnais des fortunes au loto organisé le lendemain dans la prestigieuse salle Roger Maillard par le tennis club de Nouzonville.

Mireille MAQUOI

Suivez Jules dans ses pérégrinations au fil de la Meuse : chaque mois, un nouvel épisode de ce récit…

Mireille Maquoi   https://www.facebook.com/MireilleMaquoi/

 

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