J’ai passé à Joigny ma première bonne nuit de sommeil, due sans doute au calme de l’endroit mais aussi à la présence chaleureuse et complice de ce chien surgi de nulle part. A peine éveillé, il s’est rué sur moi dans un élan de joie frénétique, j’ai caressé longtemps son poil rêche et dru avant qu’il accepte de sortir et d’aller s’enivrer d’eau de Meuse pour revenir aussitôt vers moi. Comment diable allais-je m’en défaire ? Il fallait me hâter en tout cas, avant de m’attacher à ce bougre de pot de colle.
Nous avons débarqué dès l’ouverture à La Prospérité, où j’étais quasi sûr d’en apprendre plus long sur sa maîtresse, il suffirait de m’attarder un peu pour bavarder avec les clients. C’est ce que j’ai fait et franchement, ça ne m’a guère demandé d’effort. Je ne connais pas d’endroit aussi vibrant de chaleur humaine que cette Copette, une fois là-dedans, on est considéré, entouré, choyé, on y passerait des heures sans voir tourner les aiguilles. Et même sans rien acheter.
La Copette, comme l’appellent les Jognaculs – en français les Jovigniens – remplit tous les offices, elle tient de l’épicerie, du bureau de poste, du pressing, de la papeterie, de la boutique d’artisanat… et d’autre chose aussi, que je cherche à définir. Je fouille dans mes souvenirs d’école et soudain ça me revient. Un salon. Oui, c’est ça, un salon. Au sens qu’on donnait à ce mot dans l’illustre passé de la France, depuis la marquise de Rambouillet, il y en a eu à toutes les époques, des salons tenus par des femmes où les idées fermentaient, des noms resurgissent, madame de Sévigné, madame de Récamier, notre prof de français nous avait bassinés des heures avec ces nanas, au point que par moments j’étais forcé d’écouter. La Copette, c’est un salon d’un genre nouveau, c’est plus des mondains ou des lettrés qui viennent y parler mais les gens du village, jeunes ou vieux, riches ou pauvres. Et l’aimant qui les y attire, c’est la rayonnante Céline, alias Tata saucisse – dans les Ardennes, chacun a son surnom. Cette pétulante brunette offre un café à l’un, écoute l’autre débiter ses misères, ils viennent tous chercher ici une forme de câlin. Le chien et moi, on n’a pas été en reste. J’ai savouré mon café en discutant le coup avec les clients.
Bruno, surnommé Chocolette – il se régale de chocolat depuis le berceau – me détaille la recette de sa truite, je note, sans oublier l’essentiel : rien ne vaut les oignons pour ramollir les arêtes, tout le monde est d’accord là-dessus, ou alors le citron, tu bourres la truite de citron, ça te cuit les arêtes, elles te restent pas dans la gorge. Ça poissonne ferme ici, sandre, carpe, gardon, brochet, anguille, goujon, Chocolette décrit à nos oreilles admiratives le silure d’un mètre soixante qu’il a vu pêcher la semaine dernière. Pendant notre causette, Noé, le gavroche local, joue avec les coquillages que Céline a disposés près d’un petit bac de sable pour donner aux enfants l’illusion de jouer sur la plage.
Je me retrouve dans un monde décalé, insolite, où les humains ont cessé de s’entredéchirer. Où ils se connaissent, se respectent et s’entraident. Pendant ses heures de liberté, Tata saucisse va faire le ménage des moins valides, pour pas un rond. Par temps de neige ou de verglas, Noé parcourt le village avec sa brouette et dégage le trottoir pour le passage des mémés.
Les animaux jouissent de la même considération. Aurélien, l’agriculteur à l’âme sensible, les bichonne comme ses enfants, Noé recueille les orvets blessés puis les relâche dans la nature. Normal qu’à la Copette, on s’attendrisse sur le sort du chien que je trimballe. L’ancêtre en cache-poussière fleuri rencontrée la veille, enflammée par le petit verre d’absinthe qu’elle a dégusté chez sa voisine, semble retrouver la mémoire.
– Votre chien, s’indigne-t-elle, il a dû en baver avec cette va-nu-pieds, elle inspirait pas confiance, je suis sûre qu’elle l’a largué et si ça tombe, ça lui convenait à cet animal. Il a l’air malin, s’il avait voulu, il l’aurait pas lâchée, croyez-moi. Emmenez-le, c’est ce qui peut lui arriver de mieux à c’te bête. Et à vous aussi, ajoute-t-elle avec un clin d’œil finaud, ce chien-là, ce sera vot’ porte-bonheur.
Avant que mon cerveau enclenche une ébauche de réflexion, elle poursuit, toute fière de l’intérêt qu’elle a suscité :
– Faut juste lui trouver un nom, un beau, un qui parle de magie, vous voyez ce que je veux dire ! lance-t-elle à la cantonade.
Stupéfait, j’entends défiler les Merlin, Rantanplan, Milou et autres dénominations de canidés célèbres et ingénieux quand quelqu’un s’écrie :
– Bayard !
A ce moment précis, le baptisé, allongé sur le trottoir, se dresse et se tourne vers nous. Concert d’applaudissements. Et les voilà qui me servent, chacun à sa manière, l’histoire du cheval des quatre fils Aymon poursuivis par la vindicte de Charlemagne. C’est à Dinant que je l’ai entendue pour la première fois, ce rocher fendu d’un coup de sabot par l’intrépide cheval m’avait tellement fasciné que mon pauvre père s’était vu contraint de me la raconter chaque soir pour m’endormir.
– Alors, vous l’emmenez, not’Bayard ? insiste ma vieille entremetteuse.
Je ne m’attendais pas à pareil guet-apens mais je suis ému. Et heureux. Dans le fond, je ne demandais qu’à le garder, ce chien. Pour apaiser ma conscience, je laisse à Céline mon numéro de portable. Je promets à la ronde de veiller sur Bayard et quitte la Copette avec une provision de cadeaux chic et pas chers dont je ferai réserve à bord en prévision de mon Noël en Belgique, avec moi, on n’est jamais assez prévoyant : une écharpe confectionnée par madame Bodet, qui travaille à l’usine et tricote le week-end, trois paires de boucles d’oreilles, créations d’une jeune artiste locale et, pour un peu j’oubliais, un sac de croquettes pour chien.
Cette matinée m’a secoué. A ceux qui désespèrent de la nature humaine, je conseille une petite cure à Joigny, ça revigore. Merci, Céline. C’est une grande dame comme toi qui devrait faire la une des médias, au lieu de ces truands pourris jusqu’à l’os et de ces fantoches du showbiz bouffis de vanité. Ça remonterait autrement le moral des troupes. Tiens, je te décerne un titre, de la seule noblesse qui soit, celle du cœur, tu seras pour moi madame de la Prospérité, crois-moi tu dépasses dans mon estime toutes les marquises des anthologies.
Bon, c’était la minute philosophique, faut pas prolonger, je me connais, ça va me donner mal à la tête. Bayard sur mes talons, j’expérimente cette sensation toute nouvelle de me balader avec mon chien, qui a l’air plus content que jamais de trotter à mes côtés. Les rues se vident, le lointain vacarme de l’usine Forges France s’apaise, c’est l’heure du déjeuner comme nous le rappelle le tintement cristallin du carillon de l’église. Ça devrait me convenir, d’habiter ici, pourquoi pas dans cette masure au bord du fleuve, justement elle est à vendre, avec quelle ardeur je raviverais le brun chaud de ses vieilles pierres ! A vendre aussi, le Café des grands ducs qui n’est pas, comme je l’imaginais naïvement, dédié à la noblesse du coin, mais bien à des rapaces nocturnes dépourvus de trait d’union. Même constat pour le Rocher des grands ducs dont la grimpette offre une vue époustouflante sur la vallée.
Flanqué d’un chien, on ne cesse de faire des rencontres, les habitants me parlent avec fierté de leur village, de la nature grandiose qui les entoure et qui semble échapper aux ravages de la modernité. C’est loin de tout quand même, déplore Neil, treize ans, un accro de la planche, lui et ses copains rêvent qu’un skatepark s’installe ici mais ça en ferait râler plus d’un, soupire-t-il. Enfin qui sait ? On voit débarquer davantage de touristes, surtout des Allemands et des Hollandais, depuis la récente création du port. En attendant, admet Neil bon prince, on a de quoi faire : pêcher, dévaler les bois à VTT et jouer au foot, l’Etoile sportive jovignienne a gagné une coupe dans une grande compétition ardennaise et ses supporters sont nombreux.
Au soir de cette journée mémorable, j’entraîne Bayard dans une courte expédition cycliste à Bogny, situé à quelques kilomètres en aval. L’idée m’est venue de fêter dignement son adoption et de l’adouber devant la colossale statue qui représente le cheval de légende entouré des quatre fils Aymon. Pour son édification, je lis les panneaux explicatifs à voix haute mais il préfère galoper sur la platelle destinée aux concerts et aux spectacles. Un escalier nous mène au pied de la statue. Partout, c’est la même vue, saisissante de beauté, de la Meuse qui s’endort, enveloppée dans la fourrure vert sombre de ses rives.
Le recueillement s’impose. J’ordonne à Bayard de s’asseoir, et il s’exécute dans l’instant. Malgré son imposante stature, le cheval ne l’impressionne guère, il n’a d’yeux que pour moi et je déchiffre avec bonheur son regard plein d’adoration. Entre toi et moi, me dit ce regard, c’est pour la vie.
Mireille Maquoi https://www.facebook.com/MireilleMaquoi/
Suivez Jules dans ses pérégrinations au fil de la Meuse : chaque mois, un nouvel épisode de ce récit…
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